Cet article a été publié en février 2017 par la Lettre du cadre territorial.
Campagnes des différentes primaires, élections présidentielle puis législatives, les candidats rivalisent sur le terrain des idées, mais aussi sur le terrain technologique. De nouvelles méthodes, de nouveaux systèmes apparaissent, qui pourraient très vite prouver leur efficacité et venir outiller la communication institutionnelle des collectivités territoriales !
En France, avant chaque élection présidentielle, les experts, les commentateurs, les élus y vont de leur comparaison avec les Etats-Unis. C’était hier à qui ferait campagne sur le modèle « Obama 2008 » ou « Obama 2012 ». C’est aujourd’hui « Trump 2016 » qui fascine. Tous les quatre ans, les équipes de campagne font leur « voyage d’études » : les uns à la convention républicaine, les autres à la convention démocrate.
Aux Etats-Unis, l’utilisation massive de données personnelles des électeurs est une réalité concrète depuis longtemps. En l’absence de législation protectrice des données individuelles, les formations politiques disposent d’informations très détaillées sur chaque citoyen : ses coordonnées bien sûr, mais aussi ses revenus, ses habitudes de consommation, ses opinions, sa religion, son origine ethnique,… Toutes ces données sont disponibles, triées et organisées ; et elles s’achètent. A l’instar d’une entreprise commerciale, l’équipe d’un candidat va les utiliser pour « cibler » de façon précise ses messages : informations thématiques, invitations à des réunions, appels à la participation, appels au vote, appels aux dons,… Bref, ce que Google, Amazon et les autres ont inventé pour faire du marketing direct, les équipes politiques américaines l’utilisent pour vendre leur candidat. Données massives, algorithmes d’analyse des comportements et modèles prédictifs sont appliqués à l’univers politique : l’heure du « bigdata électoral » a sonné.
Ce système n’est pas (entièrement) transposable en France. D’abord parce que la loi française, – et la CNIL veille à son application -, limite drastiquement le recueil et l’utilisation des données personnelles. Ensuite parce que les budgets des campagnes électorales sont plafonnés, et très contrôlés. Pour autant, l’année 2017 voit se déployer sur notre sol, des outils et des méthodes réellement innovants, qui pourraient bien arriver dans nos collectivités locales très rapidement !
Petit retour en arrière… Les municipales de 2001 et surtout l’élection présidentielle puis les législatives de 2002, voient s’installer l’usage d’internet pour faire campagne. Chaque candidat se doit d’avoir son « www.mapomme.fr » sur son affiche. Selon l’ARTESI moins d’une commune sur 5 dispose alors d’un site internet en Ile-de-France, et le rapport Carcenac « pour une administration électronique citoyenne » vient tout juste de sortir. 2007 : les candidats découvrent et se saisissent des forums participatifs avant de se précipiter sur les réseaux sociaux. Twitter est créé depuis un an, et son utilisation explosera en France à partir de 2009. Les comptes « perso » des élus précèdent ceux des collectivités.
En 2017 une fois encore, probablement, les campagnes électorales seront à la communication publique ce que les grands prix de formule 1 sont aux constructeurs automobiles. Et le « Bigdata » sera bientôt le turbo de la relation aux usagers et aux citoyens !
Voici donc une bonne raison de nous attarder sur ce qui se passe dans les campagnes en cours. A lire certains articles, à lire aussi certains argumentaires commerciaux, quelques candidats sont dotés d’outils miracles. « Ces logiciels qui promettent l’Elysée » titrait Les Echos en septembre 2016.
Concrètement, les équipes de campagne disposent en 2017 de trois innovations majeures. La première est purement fonctionnelle : de nombreux prestataires proposent aux équipes de remplacer leurs outils de gestion de contacts (un bon vieux tableur excel le plus souvent !) par une plateforme qui permet d’envoyer des courriers, des mails, des sms et parfois de communiquer directement sur les réseaux sociaux. Pas de « bigdata » ici. Mais des outils simples, conviviaux, dont les données sont hébergées à distance et intègrent facilement des fichiers nouveaux (du simple contact collecté sur un marché jusque … l’intégralité des listes électorales d’une circonscription). Attention : les directeurs de cabinet et les directeurs de la communication en rêvent ! Ces outils sont dérivés des outils de la relation client (« CRM »), ils fonctionnent par abonnement, ils coûtent de moins en moins chers (entre quelques dizaines et quelques centaines d’euros par mois), et ils peuvent s’installer sans bousculer l’architecture des applications métiers !
La deuxième innovation pour 2017 concerne l’analyse « Bigdata » des comportements électoraux. Elle s’appuie sur des modèles statistiques connus (utilisés par des chercheurs en sciences politiques notamment) mais exploités par des algorithmes nouveaux et puissants avec l’utilisation de données massives qui jusqu’à présent n’étaient pas accessibles. Grâce à l’opendata, la totalité des résultats électoraux, pour toutes les élections et tous les bureaux de vote, est disponible. Des dizaines d’indicateurs économiques, sociologiques ou démographiques le sont aussi, à une échelle de plus en plus précise (le découpage IRIS de l’INSEE pour 2000 habitants, ou parfois encore moins). Des start-up telle que Liegey Muller Pons, première start-up électorale d’Europe, sont capables de produire des analyses très fines qui, a minima, objectivent et confirment des « intuitions de terrain », mais le plus souvent permettent de comprendre des évolutions électorales qui échappent à l’analyse classique. Les analyses « Bigdata » sont complémentaires des traditionnelles études d’opinion, avant peut-être un jour de les supplanter…
Les équipes de campagne en font bon usage : elles organisent l’action politique en conséquence, ciblent les catégories d’électeurs à convaincre, dressent la liste des bureaux de vote prioritaires, adaptent les argumentaires. Mais si ces analyses sont utiles à la compréhension des comportements électoraux, elles le seront aussi pour des comportements sociaux ! Déjà, des entreprises industrielles utilisent ce « bigdata sociologique » pour définir ou adapter leurs stratégies d’implantation. Demain, ces données massivement collectées et traitées viendront appuyer les choix d’équipement d’équipes municipales ou influenceront les politiques d’aides aux communes des conseils départementaux ou régionaux. L’objectivation en temps réel des réalités socio-économiques et socio-démographiques des territoires, et la prédiction de leurs évolutions, remplaceront peut-être de complexes règlements d’intervention, parfois périmés dans la période qui court de leur vote à leur mise en œuvre effective…
Mais le « Bigdata électoral » ne se limite pas à l’analyse collective des évolutions du corps électoral dans son ensemble. Il permet un ciblage individuel. Il permet ce que les anglo-saxons appellent « l’empowerment ». Et c’est là la troisième innovation de 2017. L’entreprise californienne NationBuilder a ouvert la voie, et a fait une irruption très remarquée sur le marché français ! Son logiciel a été utilisé pour les primaires de la droite et du centre par François Fillon, Alain Juppé, Bruno Le Maire, Nathalie Kusciusko-Morizet et Nicolas Sarkozy. A gauche, il est utilisé par Jean-Luc Mélenchon et il est déployé dans la France entière par le Parti Communiste !
La gestion « Bigdata » de l’engagement citoyen fonctionne de façon simple : il est aujourd’hui très rapide de collecter beaucoup d’informations publiques pour enrichir les profils des contacts d’un candidat. Le lien est notamment fait avec les réseaux sociaux. Les utilisateurs de Twitter et Facebook ne le savent pas (sauf à lire les conditions d’utilisation…) : toutes leurs données publiques, leur profil, leurs messages, leurs photos, leurs émotions, leurs envies, leurs coups de gueule… sont accessibles et mis à disposition dans des formats automatiques (que les spécialistes appellent interfaces API). Vous laissez votre e-mail à un candidat ? Le lendemain il aura votre photo dans sa base, il saura qui vous suivez sur twitter, si vous partagez tel ou tel aspect de son projet, si vous aimez aussi un autre candidat, si vous avez suivi le débat télévisé du soir,… Il sera alors simple de vous proposer un engagement sur mesure, de vous inviter à telle réunion plutôt qu’à telle autre, de vous adresser un e-mail sur LE sujet qui peut faire basculer votre vote. Big Brother ? Manipulation ? Sans doute ! Mais aussi : moins de messages inutiles, des sujets qui vous intéressent, le sentiment d’être pris en considération !
Et pour gérer la cité, un Maire ou son Dircom, en verront tous les usages possibles. Suppression de supports papiers qui sont parfois autant de (coûteuses) bouteilles à la mer… Fin des « mails à tous » au profit de mails ciblés à l’efficacité certaine, et qui sera immédiatement vérifiée… Des outils automatisés d’inscription / désinscription, mais aussi de relance, de collecte de données supplémentaires et d’enrichissement de la plateforme, complètent le tableau. Et pour de nombreuses directions de politiques publiques, il y aura là une possibilité innovante de solliciter des avis et de développer la participation citoyenne, y compris auprès des habitants que l’on ne voit pas habituellement. Il y aura là aussi la possibilité d’améliorer l’efficacité des politiques publiques en atteignant de manière ciblée les publics concernés.
Certes, les questions posées seront nombreuses. Elles concerneront le management car les équipes vont devoir adapter les modes de fabrication, de mise en œuvre et d’évaluation des politiques publiques. Elles seront juridiques : les recommandations actuelles de la CNIL n’ont pas complètement intégré les nouveaux usages liés aux réseaux sociaux, et protègent l’usager comme l’électeur, de traitements de données qui n’auraient pas été consentis. Elles seront éthiques, voire philosophiques : les algorithmes sélectionnent et prédisent, mais comment être certain qu’ils respecteront les principes d’égalité ou de neutralité du service public ? Elles seront politiques, et concerneront la maîtrise et le contrôle des données d’intérêt général sur un territoire.
Mais la question sera aussi retournée aux citoyens : feront-ils confiance aux acteurs publics ? Parce qu’elles ne sont ni Google ni Amazon, parce qu’elles agissent au nom de l’intérêt général, les collectivités locales devront réunir les conditions de transparence et de contrôle qui en feront des tiers de confiance, auxquels confier ses données personnelles sera légitime et naturel.
Contrôle et transparence, deux principes qu’à l’évidence ne cultivent ni les géants du web, ni les candidats aux diverses élections de 2017. Sur ce point au moins, le « Bigdata électoral » ne sera pas un exemple à suivre…