Tribune parue dans le magazine BRIEF n°47 – mars 2017.
« Inventée par les géants du web, les célèbres GAFA, la communication ciblée grâce à la collecte de données massives et des algorithmes de « bigdata » est désormais accessible à tous. Le volume des données disponibles concernant les individus, qu’ils soient consommateurs, usagers du service public, citoyens et électeurs, explose. Aux données classiques collectées pour un service précis (état-civil, coordonnées,…) se sont ajoutées les données issues des réseaux sociaux, mais aussi des blogs et autres forums. Arrivent maintenant les données issues des objets connectés : une montre ou un bracelet, un smartphone (la fonction localisation !), une voiture, un appareil électro-ménager ou un compteur intelligent, un capteur urbain,…
Les outils de collecte et de traitement de ces données sont à portée de main (et de porte-monnaie) de tous les acteurs, publics ou privés, gros ou petits. Des plateformes en mode SAAS (Software as a service) proposent pour quelques dizaines d’euros mensuels d’enrichir les profils de tous vos contacts à partir des interfaces (API) des réseaux sociaux ou des logiciels métiers actuellement « en silo ». Et de là, des algorithmes construisent des catégories, profilent des comportements types, esquissent des modèles prédictifs.
Analyser les besoins, anticiper les attentes, proposer le bon produit à la bonne personne au bon moment… C’est une réalité qui fait ses preuves tous les jours et bouleverse les usages du marketing de la grande consommation. C’est une réalité qui fascine les politiques, nombreux à expérimenter pour les élections de 2017, de tels outils de ciblage. Intéressantes ces élections ! Pour la première fois en France, des algorithmes de « bigdata » croisent massivement des données électorales et un nombre colossal de données socio-démographiques et socio-économiques. Les comportements des électeurs sont disséqués à une échelle qu’aucune étude d’opinion ne permet. Pour la première fois aussi, des outils de profilage individuel et « d’empowerment » collectent et exploitent massivement les informations des réseaux sociaux.
La communication électorale est à la communication publique ce que la formule 1 est à l’industrie automobile. Et le « bigdata » sera le turbo des communicants.
Cibler la communication institutionnelle en disposant de toutes les données des directions métiers croisées avec les données personnelles des habitants de son territoire… Un rêve de « dircom », mais aussi un rêve de tous les décideurs qui savent que beaucoup de politiques destinées à des publics spécifiques n’ont pas l’efficacité attendue faute d’atteindre, justement, leurs publics. Suppression de supports papiers qui sont parfois autant de (coûteuses) bouteilles à la mer… Fin des « mails à tous » au profit de mails ciblés à l’efficacité certaine, et immédiatement vérifiée… Des outils automatisés d’inscription / désinscription, mais aussi de relance, de collecte de données supplémentaires et d’enrichissement de la plateforme, complètent le tableau.
Cette perspective est réelle et sérieuse : les données existent et sont disponibles ; les outils aussi. Les compétences fleurissent.
Mais elle pose de réelles et sérieuses questions ! Des questions managériales : les acteurs internes vont vite découvrir que cette efficacité nouvelle de la communication impose de repenser les modes de construction, de mise en œuvre et d’évaluation des politiques publiques. La relation à l’usager et au citoyen change : la communication est directe, elle génère des interactions et des retours. Cette perspective pose des questions juridiques : la CNIL protège les droits et libertés individuelles, et veille notamment au respect du consentement des individus à la collecte et au traitement de leurs données personnelles. Des questions éthiques, voire philosophiques : les algorithmes sélectionnent et prédisent, mais comment être certain qu’ils respectent les principes d’égalité ou de neutralité du service public ? Quels sont les contrôles démocratiques possibles face à des « boîtes noires » qui, open source ou non, inquiètent à juste titre ?
Et derrière la façade de la communication ciblée, il y a un double enjeu politique. D’abord celui de la maîtrise et du contrôle des données d’intérêt général sur un territoire qui sont aujourd’hui massivement captées par de nombreux opérateurs privés, parfois délégataires de services publics, parfois non. Le contrôle et la collecte publiques des données sont un enjeu de souveraineté pour les territoires.
Mais l’enjeu est aussi pour les citoyens. Font-ils confiance aux acteurs publics ? Parce qu’elles ne sont ni Google ni Amazon, parce qu’elles agissent au nom de l’intérêt général, les collectivités locales doivent réunir les conditions de transparence et de contrôle qui en feront des tiers de confiance auxquels confier ses données personnelles sera légitime et naturel. Ce qui impose que le « bigdata » des territoires ne soit pas un nouveau gadget à la mode, pour « dircom » en mal de nouveauté, mais qu’il s’inscrive au cœur d’une véritable stratégie de la donnée conçue et adoptée par chaque collectivité. »